LIBÉRATION – 02.06.2011
L’art sous la coupe des spéculateurs
Rebonds – Culture
Dans un monde globalisé en voie de financiarisation où tout doit rapporter le plus d’argent possible, l’art n’échappe pas à la règle. Il est considéré comme un business quelconque. Ses acteurs traditionnels, les artistes, les intellectuels, les galeristes, les critiques sont aujourd’hui inaudibles, invisibles. Pourtant, la majorité de ces professionnels continuent de faire leur métier, vivent de leur travail, souffrant en silence de l’indifférence de la presse qui ne parle que de la dimension financière du commerce de l’art ; composante forte bien entendue, à laquelle on ne peut cependant le réduire. «Jackpot»,«flambe artistique»,«collectionneurs prescripteurs»,«plus-values spectaculaires» sont devenus des mots usuels pour rendre compte des foires d’art contemporain. Les records accrochent le lecteur :«24 millions d’euros en deux heures»,«Des bulles en or sous le marteau des commissaires-priseurs». Des chiffres, beaucoup de chiffres, jusqu’à l’ivresse, jusqu’au vertige, jusqu’au dégoût ! Ces dérives du monde de l’art me poussent à sortir de ma réserve. Moi qui, depuis plus de trente ans, suis galeriste à Paris et à New York, commissaire de plusieurs expositions institutionnelles en France et à l’étranger, j’en perds mon latin. L’argent est devenu l’unique critère de jugement.
La presse ne parle que des locomotives, montant en épingle des marchands surpuissants, dirigeants de véritables empires commerciaux. Ces personnalités hypermédiatisées caracolent en tête de tous les classements. L’art donne lieu à classement ! Certains journaux publient des listes : les cinquante voire les cent acteurs incontournables. Comme les grandes fortunes ou les meilleurs produits boursiers, les «personnalités les plus influentes du monde de l’art» ont leur palmarès. Mais le rôle d’une presse n’est pas de faire la course au sensationnalisme. Les articles parlant de la dimension historique ou culturelle d’une manifestation se font rares. Il existe bien entendu un marché de l’art et il est normal de dire combien coûte ce qu’on y échange, mais il ne s’agit tout de même pas de pétrole ! L’art n’est pas une marchandise comme une autre, ce n’est pas un produit boursier. Mais les prix atteignent de tels sommets qu’ils saturent l’information. Posséder de l’art contemporain étant devenu un signe extérieur d’appartenance à la classe des grands de ce monde, tous les nouveaux riches en veulent. Les médias spécialisés dressent les portraits d’hommes qui, ayant fait de rapides fortunes, achètent en quantité stupéfiante des œuvres d’art. Leur méthode est atterrante : acheter n’importe quoi, de n’importe qui, à n’importe quel prix. Puis, s’en débarrasser au plus vite dès qu’ils ont une meilleure idée. Enfin, empocher une confortable plus-value au détriment d’un collectionneur plus naïf. Au risque de paraître ringarde, j’estime qu’une collection est l’œuvre d’une vie, le fruit d’une émotion, qu’elle agit un peu comme une analyse, qu’elle accompagne le collectionneur et le révèle à lui-même. Le plus grave, c’est que ce sont ces nouveaux collectionneurs, ces hommes qui ne prennent le temps ni de regarder ni de réfléchir, qui font le goût d’aujourd’hui. Une poignée de soi-disant mécènes, profitant du statut fiscal pour lequel nous nous sommes battus dans les années 80, dictent les tendances. A tout ça s’ajoute une dimension mafieuse, puisque tout le monde sait qu’acheter et vendre des œuvres d’art est devenu une des manières rapides et efficaces de blanchir de l’argent sale. La confusion est totale et insupportable ! Beaucoup de professionnels attendent, comme moi, que les imposteurs, qui font artificiellement monter la cote de quelques artistes stars, soient démasqués. Parce que c’est sur l’ignorance et l’inculture des nouveaux acheteurs que repose cette construction chancelante. Ceux dont le nom est partout parce qu’ils financent de grandes expositions ne s’y trompent pas : pour leurs collections personnelles, ils achètent des valeurs sûres et réservent les coups spectaculaires aux événements très médiatisés. Certains tsars de l’art payent des courtiers, très cher, pour courir le monde et dénicher des millionnaires ne sachant que faire de leur argent. Des oligarques russes acquièrent des maisons de ventes où ils amènent leurs clients plus incultes encore qu’eux-mêmes, prêts à acheter n’importe quoi, les yeux fermés, pourvu que ça coûte très cher ! Riches à millions, les Qataris raflent tout ce qui passe. Les potentats du monde de l’art en profitent pour se délester de ce qu’ils ont acquis hors de prix. Le milieu de l’art est livré à un quarteron de docteurs Madoff qui, n’ayant aucune confiance dans leur marchandise, vendent à tour de bras, faisant passer de mains russes en poches émiraties des stocks d’œuvres qu’ils garderaient s’ils étaient sûrs de leur valeur. On assiste à un sauve-qui-peut, chacun cherche à se débarrasser de ce qu’il faut bien appeler des produits financiers toxiques, sans se demander ce qu’il en adviendra. Un monde sombre sous nos yeux et nous restons muets.
Quelques-uns crient leur indignation, comme Jean Clair qui s’insurge «contre l’art des traders» et explicite le mécanisme pervers qui mène «de la culture au culturel, du culturel au culte de l’argent». Nathalie Heinich, elle, pose la question du financement par l’Etat d’œuvres et de lieux qui restent propriété de particuliers sans aucune compensation aux contribuables (1). Il est temps que la presse laisse un espace à ceux qui croient encore à l’art et aux artistes, qu’elle fasse son devoir en informant sur autre chose que le «combien-ça-coûte ?» Il est temps de parler des artistes et de ce qu’ils montrent et pas seulement de ceux qui ont, par miracle, attiré l’attention d’un millionnaire qui, n’étant même pas capable de mémoriser leurs noms, se vante d’avoir acheté trois kilos de Chinois et cinq kilos d’Indien. Je suis profondément écœurée et beaucoup ont, comme moi, l’impression de subir une dictature du goût et de l’argent. La valeur d’une œuvre se réduisant désormais à son prix, les amateurs d’autrefois sont aujourd’hui complètement désorientés. Quand les oreilles remplacent les yeux, la spéculation étouffe l’émotion qui est le plus pertinent des critères de choix. Il est temps que les professionnels de l’art sortent de leur réserve et que la majorité silencieuse fasse entendre sa voix. Nous sommes nombreux à partager les mêmes mécontentements et le même sentiment d’impuissance face à une minorité agissante. Le vent de l’histoire balaiera ces apprentis sorciers qui se sont emparés de ce qui est devenu un marché de dupes ! Nous devons dès aujourd’hui défendre haut et fort l’autre visage du marché de l’art qui travaille dans l’ombre, loin des feux de la rampe !
(1) «Libération» du 7 janvier 2011.
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